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LETTRE A UN JEUNOT

Par Epikouros, le

Laisse-moi t’avouer, Valère, mon fascinant secret. Depuis trois semaines, il y a du neuf dans ma vie : je viens d’entrer de plein pied dans l’univers homo. Mon baptême du feu, pourrais-je écrire. Cela aurait pu se faire médiocrement, à la sauvette, un coup en catimini. Ce fut au contraire un éblouissement, une nuit d’adoration consacrée à la tendresse et à la sensualité.

Suite à un message sur Internet, j’ai reçu l’appel d’un mec recherchant une relation vraie fondée sur la confiance mutuelle. D’emblée, il m’avouait son âge (56 ans, donc pas un Apollon éblouissant !) et son adresse – ce qui est rarissime – à quelques kilomètres de chez moi. Echange de courrier, déjeuner dans sa vaste maison rustique où il vit seul. Bref, six heures non stop de discussion très cool, très passionnée : il me parle de sa vie difficile et en même temps courageuse – il est séropo, se remet mal du départ d’un jeune amant qui, après deux années de vie commune, l’a laissé choir pour « partir à la découverte d’un vagin » (!) Je lui confie mon existence d’homme marié, la difficulté de m’assumer, ce désir de tendresse virile qui me taraude depuis tant d’années et surtout le supplice de ces derniers mois, tant d’échecs, de rencontres avortées ou bêtement fantasmées…

Et soudain, il me fait cette invitation, non pas sur un ton provocant, mais simple invite amicale, comme on engage son hôte à se rapprocher du poêle ou à reprendre une bière : « <i>Veux-tu que nous passions au lit ? </i>» (Il était environ cinq heures de l’après-midi.). En un instant, stupeur, panique, joie immense… la phrase que j’attends depuis l’aube de ma vie ! Le cœur empourpré, je bafouille « oui »… mais à trois conditions. Primo, qu’il le fasse par désir, parce que son désir a vraiment été aiguisé à mon contact et non par compassion, pour me dépuceler ou me consoler de mes déboires conjugaux. Secundo, que cet acte charnel ne me ligote pas à lui de manière exclusive et définitive. Tertio enfin, qu’auparavant je prévienne… mon épouse pour qu’elle ne s’inquiète pas de mon retard si je ne rentre que le lendemain matin. Il acquiesce, nous dînons ensemble. Au téléphone, ma future-ex paraît détendue et enjouée, heureuse de mon bonheur rescapé (a-t-elle deviné ?).

Ne te réjouis pas d’avance, Valère, cher petit voyeur, je ne te raconterai pas la suite, mais une chose est sûre : dès que nous avons été nus dans les bras l’un de l’autre, tout m’a paru facile, évident, comme si les gestes d’amour (qui ne sont pas comparables aux caresses qu’on prodigue à une femme) étaient déjà sus par cœur, révisés depuis toujours. Et toutes mes incertitudes, tous mes doutes, tous mes tabous sont tombés, d’un seul coup pulvérisés : cuirasse de la bienséance éventrée, autojustification décapée… oui, je suis plus homo que bi, je ne suis que pédé, j’aime le corps d’un mec, sa tige, son extase, son bon jus opalin ! Et mon tout premier compagnon d’un soir, redevenu néophyte contre toute attente – lui qui avait connu un partenaire désinvolte et fuyant – serrait un nouvel ami entreprenant, tendre, inventif, insatiable, doué paraît-il… Ce fut un vrai miracle entre nous, ma transfiguration : je suis qui je suis, j’aime qui je veux et quels que soient les rides ou le calibre, mon projet est désormais global, vital, définitif : accueillir le meilleur de l’autre en offrant le meilleur de moi-même ! Et ça, cette nuit-là, ce n’était plus du baratin, poésie au rabais ou exploits truqués de vidéo X, c’était enfin le réel, le charnel, mon corps à nouveau habité : la peau, le toucher, les muqueuses, les toisons, la résistance des muscles, l’odeur des replis, l’asphyxie des baisers, la connivence des gestes, corps à cœur… jusqu’au moment où l’un s’endort à l’autre soudé, épuisé, ravi, ma main posée sur son sexe bénin… et le réveil, bien avant l’Angélus, est une nouvelle fête, une âpre lutte, délicieuse torture jusqu’à la trêve du café sur la grève mélodieuse… et le matou Tityre, lové dans notre tendresse, ronronne d’assentiment. Ah ! Pouvoir congeler ces fragments de bonheur inondés de musique… juste après le double spasme… temps suspendu, accord tenu, vie rachetée… et Callas telle une mère masse nos âmes moites.

Tu vas rire, Valère, me contredire : pourquoi te raconter tout cela alors qu’on est censé projeter nos vacances ? Rien à voir bien sûr, mon exploit à la limite n’a rien d’original, n’est-ce pas souvent <i>super </i>la toute première fois ? Peut-être pas, pas de quoi pavoiser en tout cas, mais crois-moi, petit, tout est changé pour moi, TOUT : désormais, dans le creuset de la tendresse virile enfin découverte, ma vie peut enfin devenir réalité et non plus fantasme, résurrection intime et non plus faute originelle ! Tout à présent prend sens, harmonie et noblesse, comme lors d’un adoubement. A mon âge ! diras-tu. Mais qu’importe, le coeur n'a pas de rides et mieux vaut tard que jamais ! Car chaque garçon qui s’approchera de moi, s’établira tendrement dans mon ombre – fût-ce pendant seulement huit jours de vacances – qui allongera son corps chaud contre le mien pour feindre de dormir ou se réchauffer au soleil, bref, tout mec de la même tribu - la mienne désormais - deviendra à partir de ce jour promesse de bonheur, appel au jeu, invitation au jouir, au faire jouir et au... réjouir ! Car j’ai découvert un pays magnifique et non plus virtuel sur des catalogues de papier glacé : je ne veux plus être assigné à résidence, je ne saurai plus jamais être sage, moral, raisonnable, je ne pourrai plus promettre : « <i>OK, Valère, nous avons pris l’un et l’autre de bonnes résolutions. Toi, tu as déjà un ami attitré ; moi, l’aîné, le pater familias reconverti, je suis encore en rodage… alors pas touche ! Découvrons ensemble Djerba, comme prévu, rien de changé, mais n’explorons pas nos corps qui vibrent et palpitent. Baignons-nous ensemble dans la mer ou les oueds, mais ne nous abreuvons pas goulûment à la sève de nos sexes. Ressentons les souffles d’air, la tempête du sirocco dans les oliviers ou sur la dune, mais ne mêlons surtout pas nos haleines sur nos bouches brûlantes ! </i>» Non, je ne pourrai plus te promettre d’être sage… J’ai l’air de faire le lyrique – et je sais que tu détestes ça, tu vas hurler de rire , tu me préfères obscène, – mais pour moi c’est tout un : la mer, le désert, les plantes, l’art des fresques et l'assaut d'une queue… même harmonie, même ferveur, unique désir : le culte de la vie ! Je ne pourrai pas, je t’en préviens, être un touriste sage, posément culturel, parce que depuis quelques jours, grâce à ce vieux compagnon rencontré hier, magnifique initiateur, que je reverrai et que j’aimerai encore et encore et encore, je suis devenu enfin moi-même - <i>moi m’aime</i> - enfin né, rené, hors d’atteinte. Et c’est cette part de mystère enfin dévoilé, cette somptueuse différence, ce gouffre de vanité que je veux explorer, magnifier, célébrer : car tel est mon plaisir, ma religion, ma ferveur nouvelle ! En assumant ma différence à 50 ans, en faisant l’amour avec un homme pour la première fois, il y a quelques semaines à peine, j’ai découvert une nouvelle et fascinante contrée. Je ne tiens pas à la parcourir à 300 kilomètres à l’heure, encore moins à être sédentarisé ! Je ne veux pas non plus collectionner des tas d’amants, simplement être disponible : juste quelques-uns, les meilleurs, tous divers, tous complémentaires. Puisque tout ce que j'offrirai à l'un, je ne le reprendrai pas à l'autre. Seule importe l’ivresse : jouir et faire jouir, peut-être aimer un jour, être aimé en retour. Aimer... Impossible pari… N'est-ce pas s'exposer au pire ? Au pire et au meileur... Est-ce folie d'aimer ?

En attendant, puisque la vie est si brève, offrons-nous l’impossible ; soyons réalistes, risquons l’inaccessible. Chiche, petit Valère ? Vivons, un siècle plus tard, ce cri de l’Immoraliste ; incarnons sa prière que je fais mienne chaque matin :

« <i><b>Ne plus regoûter les eaux du passé, ne plus croire au péché, viens Nathanaël, que chaque attente en toi ne soit même pas un désir mais simplement une disposition à l’accueil, viens, nous apprendrons la ferveur. Ne distingue pas Dieu du bonheur et mets tout ton bonheur dans l’instant.</b></i> »

Extrait de « Des miettes d’arc-en-ciel », manuscrit de <b>Michel Bellin</b> non publié.