Ce n’est pas la colère des autres femmes qui nous détruira, mais notre refus de nous arrêter, d’écouter ses rythmes, d’apprendre en son sein, de dépasser les représentations pour en toucher la substance, et d’exploiter cette colère comme une source importante de puissance.
Je ne peux pas cacher ma colère pour vous éviter la culpabilité, ni blesser les sentiments, ni répondre à la colère ; parce qu’agir ainsi c’est insulter et banaliser tous nos efforts. La culpabilité n’est pas une réponse à la colère ; c’est une réponse à nos propres actions, ou à une absence d’action. Si la culpabilité mène au changement, alors elle peut être utile puisqu’il ne s’agit plus de culpabilité mais du début de la connaissance. Cependant, trop souvent, la culpabilité est l’autre nom de la faiblesse, l’autre nom d’une réaction défensive qui détruit toute communication ; elle devient stratagème abritant l’ignorance et perpétuant les choses telles qu’elles sont, rempart ultime contre tout changement.
La plupart des femmes n’ont pas développé d’outils pour se confronter de façon constructive à la colère. Dans le passé, les groupes de conscience féministes massivement blancs, parlaient de l’extériorisation de la colère, habituellement contre le monde des hommes. Ces groupes étaient composés de femmes blanches partageant les termes de leurs oppressions. Il y avait généralement peu de tentatives pour énoncer clairement les différences sérieuses existant entre femmes, comme les différences de race, de couleur, d’âge, de classe sociale et d’identité sexuelle. À cette époque, on ne ressentait pas le besoin d’analyser les contradictions en soi, femme en tant qu’oppresseure. On travaillait à extérioriser la colère, mais très peu à exprimer la colère des unes envers les autres. Aucun moyen n’a été développé qui permette aux femmes d’appréhender cette colère des unes envers les autres, hormis l’éviter, la détourner, ou la fuir en se cachant sous un manteau de culpabilité.
Je n’ai aucun usage créatif de la culpabilité, la vôtre ou la mienne. La culpabilité est uniquement un moyen supplémentaire pour éviter d’agir en connaissance de cause, pour gagner du temps face à l’urgente nécessité de faire des choix clairs, face à l’approche de la tempête, qui peut nourrir la terre comme faire plier les arbres. Et si je vous parle avec colère, au moins vous ai-je adressé la parole : je ne vous braque pas un revolver sur la tempe pour vous abattre en pleine rue ; je ne regarde pas le corps ensanglanté de votre soeur en demandant : « Qu’a-t-elle fait pour mériter ça ? » Telle fut la réaction de deux femmes blanches à l’écoute du récit de Mary Church Terrell qui leur racontait le lynchage d’une femme Noire enceinte dont le bébé a ensuite été arraché de son corps. Cela se passait en 1921, et Alice Paul venait publiquement de refuser de soutenir l’application du 19e amendement [6] à l’ensemble des femmes - refusant ainsi d’inclure les femmes de Couleur, et ce bien que nous ayons lutté pour l’application de cet amendement.
Les colères entre femmes ne nous tueront pas si nous savons les formuler avec précision, si nous écoutons le contenu de ce qui est dit avec au moins autant d’intensité que nous mettons à nous protéger de la façon dont cela est dit. Quand nous nous détournons de la colère, nous nous détournons de perceptions nouvelles, affirmant ainsi que nous acceptons les schémas préétablis, des schémas dont la familiarité nous est mortelle et sécurisante. J’ai essayé d’apprendre en quoi ma colère m’est utile, autant que ses limites.
Pour les femmes éduquées à avoir peur, trop souvent la colère est menaçante, destructrice. Dans la construction masculine de la force brutale, on nous a appris que nos vies dépendaient du bon vouloir du pouvoir patriarcal. Nous devions à tout prix éviter la colère des autres, car il n’y avait rien à en tirer hormis de la souffrance, on nous aurait cataloguées comme mauvaises filles, voire simples d’esprit, ne faisant pas ce qui était attendu de nous. Et si nous acceptons l’idée de notre impuissance, alors évidemment, n’importe quelle colère peut nous détruire.
Mais la force des femmes réside dans le fait de reconnaître que les différences qui existent entre nous sont constructives, de faire face à ces idées reçues dont nous avons hérité, malgré nous, et que nous devons changer maintenant. Les colères des femmes peuvent métamorphoser les différences en puissance. Parce que la colère entre personnes égales donne naissance au changement, pas à la destruction, et le malaise ou le sentiment de perte qu’elle provoque souvent n’est pas une fatalité, mais un signe de croissance.
Ma réponse au racisme est la colère. Cette colère a ouvert des abîmes dans ma vie uniquement lorsqu’elle était tue, inutile à quiconque. Elle m’a aussi servi dans des salles de classe sans lumière ni instruction, là où le travail et l’histoire des femmes Noires étaient moins que vapeur. Elle a été ma flamme dans l’étendue glaciale des regards ahuris lancés par des femmes blanches, des femmes qui voyaient uniquement dans mon expérience et dans l’expérience de mon peuple, de nouvelles raisons d’avoir peur ou de culpabiliser. Et n’utilisez pas ma colère comme excuse pour rester aveugles, ni pour vous dédouaner de la responsabilité de vos propres actions.
Quand les femmes de Couleur osent extérioriser la colère qui enserre trop de nos contacts avec les femmes blanches, on nous accuse souvent en disant que, je cite : « nous créons une atmosphère de désespoir », « nous empêchons les femmes blanches de surmonter leur culpabilité », ou encore « nous faisons obstacle à la communication confiante et à l’action ». Toutes ces citations sont directement tirées de lettres qui m’ont été adressées par des membres de cette organisation ces deux dernières années. Une femme m’a écrit : « Parce que vous êtes Noire et Lesbienne, vous semblez parler avec l’autorité morale de la souffrance. » Oui, je suis Noire et Lesbienne, et ce que vous entendez dans ma voix, c’est de la rage, pas de la souffrance. De la colère, pas de l’autorité morale. Il y a une différence.
Tourner le dos à la colère des femmes Noires, avec l’excuse ou le prétexte d’être intimidée, ne donne aucune force à quiconque - c’est uniquement une autre façon de préserver les oeillères raciales, le pouvoir des privilèges établis, intouchables, intacts. La culpabilité n’est qu’une autre façon de nous traiter en objet. On demande toujours aux peuples opprimés de tendre un peu plus la joue, de construire un pont entre aveuglement et humanité. On attend des femmes Noires qu’elles mettent leur colère au service exclusif du salut des autres, ou de leur information. Mais cette époque est révolue. Ma colère m’a été douloureuse, mais elle m’a aussi permis de survivre ; et avant de m’en défaire, je vais m’assurer que sur le chemin de la clarté, il existe au moins quelque chose d’aussi puissant pour la remplacer.
Quelle femme ici est si amoureuse de sa propre oppression au point qu’elle n’est plus capable de voir l’empreinte de son propre talon sur le visage d’une autre femme ? Quelle femme ici utilise sa propre oppression comme ticket d’entrée au rang des justes, loin des vents glacials de l’examen de conscience ?
Je suis une lesbienne de Couleur dont les enfants mangent régulièrement à leur faim parce que je travaille à l’université. Si leurs ventres pleins me font oublier mes points communs avec une femme de Couleur dont les enfants n’ont rien à manger parce qu’elle ne peut pas trouver de travail, ou qui n’a pas d’enfant parce que les avortements clandestins et la stérilisation ont bousillé ses organes génitaux ; si j’oublie la lesbienne qui choisit de ne pas avoir d’enfant, la femme qui reste dans le placard parce que sa communauté homophobe est son seul point d’ancrage, la femme qui choisit le silence plutôt qu’une autre forme de mort, la femme qui est terrifiée que ma colère ne déclenche la sienne ; si je manque de reconnaître toutes ces femmes comme d’autres facettes de moi-même, non seulement je participe à l’oppression de chacune d’entre elles, mais je participe aussi à la mienne ; et la colère qui se dresse entre nous doit être utilisée pour nous éclairer et nous renforcer mutuellement, et non pour fuir sous couvert de culpabilité ou pour creuser d’autres fossés. Je ne suis pas libre tant qu’une femme reste prisonnière, même si ses chaînes sont très. différentes des miennes. Et aussi longtemps qu’une personne de Couleur restera enchaînée, je ne serai pas libre. Ni aucune d’entre vous.
Je parle ici en tant que femme de Couleur déterminée, non pas à détruire, mais à survivre. Aucune femme ne peut endosser la responsabilité de changer le psychisme de son oppresseur, y compris quand ce psychisme s’incarne dans le corps d’une autre femme. J’ai léché les lèvres d’une louve, la colère, et je m’en suis servie pour illuminer, rire, protéger, mettre le feu en des lieux où il n’y avait ni lumière, ni nourriture, ni soeurs, en des lieux sans merci. Nous ne sommes pas des déesses, ni des matriarches, ni les édifices du pardon divin ; nous ne sommes pas les doigts de feu du jugement dernier, ni des instruments de flagellation ; nous sommes des femmes toujours obligées de nous interroger sur notre puissance de femmes. Nous avons appris à utiliser la colère comme on utilise la chair morte des animaux. Et blessées, maltraitées, en nous transformant, nous avons survécu et grandi, et selon les mots d’Angela Wilson, nous continuons notre chemin. Avec ou sans les femmes qui ne sont pas de Couleur. Nous utilisons toutes les forces pour lesquelles nous avons lutté, y compris la colère ; et cela afin de concevoir et de construire un monde où toutes nos soeurs pourront grandir, où nos enfants pourront aimer ; un monde où le pouvoir de toucher et de rencontrer la différence et les merveilles d’une autre femme transcendera finalement le besoin de destruction.
Car ce n’est pas la colère des femmes Noires qui se répand sur cette planète comme une eau souillée. Ce n’est pas ma colère qui lance des fusées, dépense plus de soixante mille dollars par seconde en missiles ou en autres engins de guerre et de mort ; ce n’est pas ma colère qui massacre les enfants dans les villes, entasse des gaz offensifs et des bombes chimiques, qui sodomise [7] nos filles et notre terre. Ce n’est pas la colère des femmes Noires qui se désagrège en un pouvoir aveugle, déshumanisant, qui nous détruira toutes si nous ne le combattons pas avec nos armes. C’est-à-dire notre puissance à analyser et à redéfinir les principes futurs de notre vie et de notre travail ; notre puissance à imaginer et à reconstruire, colère par douloureuse colère, pierre par lourde pierre, un futur où la différence sera féconde, et une terre qui soutiendra nos choix.
Nous ouvrons nos bras à toutes les femmes qui sont capables de nous rencontrer, face à face, par-delà la chosification et par-delà la culpabilité.
Cet article est extrait d’un recueil de textes paru aux éditions Mamamélis en 2003 : “Sister Outsider - essais et propos d’Audre Lorde sur la poésie, l’érotisme, le racisme, le sexisme...”.
Audre Lorde
P.S.
Audre Lorde (1934-1992) se définissait noire, lesbienne, féministe, mère, guerrière, poétesse, essayiste... Elle a prononcé ce discours lors de l’ouverture de la conférence de l’association nationale des études femmes à Storrs dans le Connecticut en juin 1981.
Quelques infos sur Audre Lorde et ses écrits :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Audre_Lorde
[1] Un poème extrait de la série Chosen Poems : Old and New, W. W Norton and Company, New York, 1978, p. 105-108
[2] N.d.t : bande dessinée américaine raciste, dans le style du personnage « Y’a bon Banania » imaginé en France.
[3] Titis Bridge Called My Back : Writings by Radical Women of Color, Cherrie Moraga et Gloria Anzaldua (éds), Kitchen Table : Women of Color Press, New York, 1984
[4] N.d.t : Femmes noires en faveur de la rémunération des travaux domestiques
[5] Extrait du poème « For Each of You », dans Chosen Poems : Old and New, op. cit.
[6] N.d.t : Droit de vote dans la constitution des États-Unis
[7] Remarque de DégenréE : Dans les rapports hétérosexuels, la sodomie est généralement l’expression de la domination sexuelle des hommes sur les femmes. Cependant certain-e-s déconstruisent cette pratique pour en faire un acte d’amour. Lorde emploie ici « sodomiser » afin d’exprimer la violence masculine. On peut se demander pourquoi elle a préféré ce verbe à celui de « violer »