le livre qui m'a le + marqué est en fait une bande dessinée,américaine, intitulée Fun Home
Bruce Bechdel était enseignant en anglais et directeur d’un salon funéraire, qui a donné son nom à ce Fun Home (Qui signifie littéralement « maison amusante », mais qui fait référence au Funeral Home, le « salon funéraire ».) Il a également passé des années à retaper une vieille maison de la fin du XIXème pour arriver à lui redonner sa splendeur d’origine. Il est mort à 44 ans dans un accident, et sa fille Alison, qui avait 19 ans à l’époque, ne peut s’empêcher de penser qu’elle est pour quelque chose dans ce décès qu’elle et sa famille soupçonnent d’avoir été un suicide déguisé.
Tout cela, le lecteur le découvre dans le premier chapitre de ce récit de 230 pages, dense et remarquablement écrit. Il découvre également le secret de Bruce : celui-ci avait des relations en cachette avec de jeunes hommes, mineurs de surcroît.
Alison Bechdel, auteure lesbienne renommée, étudie avec une précision d’entomologiste la trajectoire émotionnelle de cette famille qui semble parfois à mi-chemin entre les Addams et celle du feuilleton Six Feet Under, à la seule ( !) différence qu’ici, tout est vrai.
Alison Bechdel anime depuis plus de vingt ans un excellent strip intitulé Dykes to Watch Out For (litt. Des Gouines à surveiller), dont deux albums furent jadis publiés en France de façon quasi confidentielle.
L’auteure a profité au mieux des possibilités que lui offrait le format d’un album pour utiliser une narration non-linéaire : chaque chapitre revient sur un des aspects de l’histoire, creusant toujours un peu plus les ruines émotionnelles du passé, tel un archéologue infatigable à la recherche d’une nouvelle parcelle d’authenticité.
la fille et le père, si éloignés par d’autres côtés, se retrouvaient dans un amour commun de la grande littérature. Alison Bechdel tisse une toile de références jamais gratuites, de Fitzgerald à Wilde en passant par Joyce. Mais ces références explicites ne servent pas seulement de parallèles ou de contrepoint par rapport aux événements réels, elles sont une sorte de diagramme, de carte retraçant le parcours de la famille de l’auteure. Si, comme le disait Alfred Korzybski, une carte n’est pas le territoire, elle en constitue tout de même une approche fructueuse, surtout lorsque celui-ci a disparu dans les brumes de la mémoire des protagonistes.
En effet, le portrait de l’artiste en jeune femme est aussi celui de l’émergence de l’impulsion créatrice chez une enfant dont le père fictionnalisait sa propre vie : sa façade de bon père de famille cachait une autre vie, difficile à vivre librement à l’époque (Bruce Bechdel était né en 1936), et sa propre impulsion créatrice s’exprimait au grand jour à travers ses talents manuels - on peut remarquer qu’un homo dans le placard qui joue, et si bien, les décorateurs d’intérieur, cela fait quelque peu cliché. Mais la réalité, après tout, dépasse effectivement la fiction.
On pourrait dire que la vie tout entière de Bruce Bechdel fut dédiée aux rapports entre fiction et réalité.
Enfin, Alison Bechdel ne se contente pas d’offrir au lecteur un portrait de famille et un intelligent réseau littéraire : elle analyse également ses rapports avec son père sous l’angle de l’étude des genres. Leur « révérence commune pour la beauté masculine », comme le dit l’auteure, est en fait l’expression d’une opposition des désirs, d’un regard croisé sur ce qui fait la masculinité, dans son artificialité et sa puissance d’attirance, son poids gravitationnel dans la culture de nos sociétés : on peut l’embrasser, on peut la rejeter, mais on ne peut que se positionner par rappport à elle, et même une lesbienne en devenir comme l’était Alison Bechdel enfant ne peut y échapper.