En espérant que ça vous plaira un minimum.
PS : j'ai hésité à poster dans les autres sujets déjà créés, mais si jamais ce topic-là n'avait pas sa place, dites-le moi et je le supprime aussitôt...Merci

Histoires de garesLuce
Le long serpent gris, bleu et rouge siglé aborde lentement un virage en épingle, et la vieille dame étouffe à nouveau un haut-le-cœur. Elle ne supporte pas ces trajets incessants, pas plus que la voix mielleuse et compatissante de la femme assise à côté d’elle, posant des questions dont les réponses ne lui serviront pas.
Sortant un mouchoir, elle s’attire les regards neutres de ses voisins. C’est fou ce que tout le monde vous regarde dès que vous faites le moindre geste. Quelle que soit la situation dans laquelle vous vous trouvez, il y aura toujours un badaud curieux et intrigué de ce que vous allez faire avec ce même mouchoir, à quel angle vous alliez le plier, est-ce que vous allez vous en servir plusieurs fois ou bien le jeter dans la petite poubelle qui se trouve à cet effet juste sur le côté de votre siège ?
Mme Nervaud n’a jamais aimé les voyages en train. Elle est pourtant obligée de l’emprunter régulièrement, pour aller voir ses enfants qui vivent à Paris.
La capitale, quelle ville de fous. Le métro, les gens pressés, stressés, leurs visages fermés, la rapidité avec laquelle ils se précipitent hors des souterrains, et elle, dans toutes ces turbulences, qui déchiffre avec peine les panneaux. Des voix qui donnent des indications « à tous les usagers », des chiffres qui clignotent, des gens qui vous poussent dans tous les sens. Luce sait qu’elle devra prendre ce même métro une fois sortie du train, parce qu’Alice ne peut pas venir la chercher, elle travaille. « Maman, t’inquiète pas, enfin ! Le métro, c’est bien indiqué, tu vas t’y retrouver. Je suis désolée, mon patron veut pas me laisser une heure pour aller te chercher et te ramener. Tu sais comment c’est, hein… »
Bien sûr, elle sait « comment c’est ». La vie active, les responsabilités, le travail, les enfants, l’école, la nounou…Tout gérer en même temps, c’est difficile. Et Alice s’en sort bien, pour une mère célibataire. Elle a bien réussi, se dit Luce, tentant de positiver pour ne pas paniquer à l’idée qu’elle prendra le métro, tout à l’heure, quand elle arrivera en gare de Paris-Montparnasse.
- Mesdames, Messieurs, notre train va entrer en gare de Paris-Montparnasse…Nous espérons que vous avez passé un agréable voyage …
Luce n’entend déjà plus la voix féminine réfrigérante qui se veut accueillante, rassurante, que diffusent les haut-parleurs, elle rassemble son sac à main, ses mots croisés, son journal et coince le tout sous son bras. Elle coiffe son chapeau et reste bien droite, assise sur son siège, le trac lui prenant peu à peu l’estomac.
« Je vais être confrontée à tous ces Parisiens et ces étrangers qui vont me bousculer, mais je vais bien m’en sortir, ce n’est pas la mer à boire, tout de même… »
Sa petite voix mentale essaye de la persuader qu’elle en est capable, elle en est certaine, elle peut tout affronter, elle est forte, enfin !
Le long TGV se range le long du quai, et elle laisse passer tous les fous qui se dépêchent de sortir à une vitesse hallucinante, cognant leurs valises dans ses pieds, ne lui jetant qu’un regard en diagonale avant de reprendre leur parcours.
Luce est seule dans le train, elle s’empare enfin de sa valise, descend lentement, est accueillie par un agent au visage qui se veut bienveillant, et qui « espère que Madame a passé un bon voyage ». Polie, elle lui répond et se décourage brutalement devant la longueur du quai qu’elle a encore à parcourir avant de se retrouver dans ce satané métro.
- Maman, on est là !!
Merci bon Dieu, Alice est là ! La grande blonde lui fait des signes, pour attirer son attention, ses deux enfants aussi blonds qu’elle, courant vers leur Mamie.
Luce en a presque les larmes aux yeux. Aujourd’hui, elle ne prendra pas le métro.
***
Eloïse
Sanglée dans son manteau rouge, la tête bien haute, la valise noire reluisante posée près de ses bottes lustrées, Eloïse est impatiente, un peu frustrée, la peur qui serre l’estomac, mais elle est contente, dans l’ensemble. Le hall de gare ne lui avait jamais paru si grand, la ville jamais aussi peu connue. Elle est déjà venue à Montpellier, évidemment. Elle connaît la ville, c’est là qu’elle est née. C’est comme un retour aux sources, en fait.
Seule.
Mais un retour aux sources qui va lui permettre de reprendre pied, et plus important, de reprendre le contrôle sur sa vie. La grande rousse a mené une vie des plus dissolues, vivant d’amours éphèmères et dysfonctionnelles, d’argent facile, de mensonges, de faux-semblants et surtout, d’angoisse permanente.
Il est facile d’imaginer pourquoi elle a fui, n’est-ce-pas ? Eloïse fuit tout ce qu’elle a toujours redouté. Et là, maintenant, dans cette gare tout en long, entourée par des gens qu’elle ne connaît pas, ses yeux recherchent quelque chose de familier. La silhouette du tram bleu qui passe devant la gare la rassure, elle s’empare de sa valise, presque heureuse de se retrouver là, finalement. Traversant le hall, elle rencontre un couple se chamaillant devant une borne automatique jaune siglée SNCF, un chat qui miaule dans son panier aux pieds d’une petite vieille recourbée sur elle-même, une jeune fille qui semble seule et perdue – presque autant qu’elle il n’y a même pas cinq minutes, et un agent de contrôle SNCF.
Eloïse a toujours adoré les gares. Lieux de vie, de foule, de retrouvailles, d’adieux, d’émotions fortes…D’impatience, d’attente aussi. Longtemps, elle a aimé fouler les quais, entendre les annonces sonores, les noms de villes qui lui semblaient presque exotiques, indécents, et elle qui restait bêtement là, au pied du train gris qui s’éloigne doucement dans le flou du lointain. Prendre le train, partir en voyage, tout laisser derrière soi, se tourner vers l’avenir et vers soi-même, voilà longtemps qu’elle n’avait pas fait ça.
Le rituel qui entoure le voyage la passionne toujours. Les gares sont souvent un lieu qui abrite de petits bouts de vie qui, à priori, n’intéressent personne. Elle, ça la fascine de devenir ce que pensent les gens qui voyagent, ou ceux qui vont accueillir une personne qu’ils n’ont pas revue depuis longtemps. Et les gares sont des lieux parfaits pour trouver des larmes, des rires, de la joie, du stress, des émotions refoulées, et bien plus encore…
Sorti de la gare, on n’est plus un voyageur, une voyageuse, on devient simplement un touriste. Avec une valise. Et ça enlève tout le piquant de se trouver dans une gare. Ca enlève toutes les possibilités de partir loin, Venise, Amsterdam, Bruxelles, Strasbourg, Lille, Londres, Madrid, Berlin…
Eloïse est une rêveuse. C’est peut-être bête, mais un train qui part, laissant derrière lui un garçon éploré, en larmes dans les escaliers tandis qu’il part sans se retourner, ça lui fait un petit quelque chose, peut-être parce que dans ces cas-là, on s’identifie à lui, on ressent presque sa peine, on a envie de pleurer avec lui.
Dehors, Eloïse retrouve encore un peu l’excitation du voyage. Les portières claquent, on hèle un taxi, on enlace son ou sa compagne, et les liens se resserrent l’espace d’un instant, avant ou après une longue séparation. Elle attend, plantée sur le trottoir. Il est 20h04, il fait bon, la ville bruisse de toute sa vie nocturne, les gens s’interpellent et elle se sent seule parmi toute cette agitation.
Il est 20h04, et personne ne viendra la chercher, elle.
***
Emma
Elle est réveillée par l’impatience ténue qui la ronge.
Il est à peine sept heures du matin, et pourtant dans sa tête tout est clair.
Emma est amoureuse. Et cette personne qui a pris son cœur arrive dans moins de deux heures, pour qu’elles passent enfin une longue semaine en amoureux, rien qu’elles deux, dans leur petit nid douillet, complice.
Bizarrement, cette pensée la fait accélérer le rythme tandis qu’elle accomplit son rituel quotidien : lever, pipi, douche, petit déjeuner et brossage de dents.
Strasbourg se lève à peine lorsqu’elle sort de chez elle. Elle a presque envie de sourire comme une idiote et de foncer en courant à la gare, parce qu’aujourd’hui, tenez-vous bien Mesdames et Messieurs, elle va chercher sa bientôt chère et tendre, Clarisse, qui vient de ses lointaines contrées du Nord, à Lille.
Et elle n’a pas l’intention d’être en retard ! Quel genre de future petite amie serait-elle pour arriver alors que sa belle l’attendrait impatiemment sur le quai, le visage un peu inquiet, les sourcils froncés, consultant nerveusement sa montre ?
Les rues défilent sous ses pas pressés, et elle est de plus en plus nerveuse. Evidemment, ça a de quoi stresser n’importe qui, ce rendez-vous sur un quai. Stressée, le regard fuyant, elle attendra sa chérie dans le hall de la gare, scrutant le grand panneau, écoutant avec un battement de cœur plus prononcé les annonces sonores qui se succèderont les unes après les autres, et quand elle entendra enfin le numéro du TGV de Clarisse qu’elle a soigneusement noté sur un post-it depuis qu’elle lui a donné au téléphone, dans un chuchotement complice, Emma deviendra carrément folle d’impatience. Alors, dans ce froid de décembre glacial, elle s’assiéra sur un banc tout aussi froid, les jambes croisées, la tête pleine de pensées, le corps comprimé dans son manteau, voyant défiler les minutes et se demandant pourquoi elles ne passent pas plus vite, bon sang.
Le cœur battant à fond dans sa cage de chair et d’os, Emma est presque pliée en deux. Depuis des mois qu’elle attend ceci, l’arrivée imminente de l’amie avec qui elle entretient une relation spéciale et chère à ses yeux la rend malade de nervosité. Et pourtant, elles se connaissent depuis si longtemps !
Tandis qu’elle essaye de rationnaliser, la jeune fille joue avec ses clés, cache son visage avec ses cheveux, se mord les lèvres et prend de longues bouffées d’air dans l’espoir de se calmer.
Il n’y a rien à faire…Son cœur va vouloir bondir en dehors d’elle lorsque Clarisse apparaîtra sur le quai, rayonnante comme à son habitude. Et Emma sentira son corps être parcouru de frissons lorsque Clarisse courra vers elle, les yeux brillants.
Evidemment, les gens autour d’elle les regarderont avec dégoût quand elles s’embrasseront enfin. Evidemment elles auront le droit à des quolibets, des regards plein de mépris, des insultes même. Evidemment, dans ce monde de mentalités étroites, l’homosexualité est fermement réprimée par une grande partie de la société. C’est « sale ». Et Emma et Clarisse sont des parjures, des aberrations, des femmes qui empêchent le monde de tourner normalement, elles empêchent le « cycle de la vie » de fonctionner normalement.
Et tandis qu’Emma serre les poings devant tant de bêtise, elle aperçoit enfin un train arriver tout là-bas, au bout du quai. Son cœur éclate avec une telle force qu’elle a l’impression que ses jambes vont se dérober et la laisser s’écrouler par terre. Clarisse est dans ce train, et elle va la voir dans quelques minutes.
Et là, elle la voit. Elle est là, en face d’elle, à plusieurs mètres, et il y a une foule de gens entre elles deux, mais Emma ne voit plus qu’elle, ses jolis cheveux longs, ses yeux rieurs, son sourire, ses longues jambes…Elle a une envie irrépressible de courir sur le quai, et n’y tenant plus, le cœur battant à cent à l’heure, la jeune femme se rue vers Clarisse, les cheveux voletant de tous les côtés, et se retrouve enfin dans ses bras, leurs deux corps enfin réunis. Elles soupirent à l’unisson, sans même s’en rendre compte.
Emma doit fermer les yeux, et un long frisson la parcourt. Le monde pourrait s’écrouler, mais Clarisse est là.
Le reste est dérisoire.
****
John
Il ne sait pas depuis combien de temps il est là.
La journée a été bercée de tous ces allers et venues incessants, de jingles, de bruits de valises et de gens qu’on enlace fort, parce que c’est ce que font tous les gens dans les gares.
John n’est pas habitué à ces immenses hall de gares. Ils ne sont pas aussi immenses, et pas aussi fréquentés aux Etats-Unis.
En France, toutes les grandes villes ont des gares, et elles sont un lieu incroyable pour s’inspirer. Pour écrire. Pour dormir. Pour écouter de la musique, et rêver en voyant défiler le nom des villes sur les larges panneaux.
John a toujours aimé voyager, mais ici cela prend une dimension spéciale. Il est fasciné par tout le rituel, presque mécanique, qui entoure un bête voyage en train, et il est surpris de voir à quel point les gens ont l’air dépendants de ce moyen de transport.
La femme qui était assise à côté de lui dans la salle d’attente paraissait vouloir bondir de son siège à chaque personne qui passait la porte. Elle attendait quelqu’un avec une telle impatience qu’en les voyant s’enlacer, John a pudiquement détourné le regard.
Parfois, même avec une simple embrassade on se rend compte des liens forts que les gens nouent entre eux…
En face de lui, il y avait un homme immense, en costume cravate, avec un attaché-case, un billet de train composté à la main, et lui aussi a presque bondi lorsqu’il a vu la voie de son train s’afficher sur le petit écran. John l’a suivi, parce qu’ils prenaient le même train, mais il a été stupéfié par l’attitude de cet homme, qui semblait aussi impatient et ému qu’un gamin de prendre ce train.
A l’arrivée à Nancy, il l’a vu se précipiter dans les bras d’une femme, et John a souri.
Personne ne l’attendait, lui, juste une bête chambre d’hôtel.
Et pourtant, son voyage avait pris une toute autre dimension.
***
Court vêtue, plantée devant le panneau d’affichage de départ des trains, la valise à la main et l’air anxieux, elle scrute avec une attention redoublée le grand tableau noir, et attend avec une impatience toute futile la voie d’affichage de son train.
Courbé en deux, le grand-père traîne péniblement son sac derrière lui, se courbe encore un peu et s’assoit lourdement sur le banc, le souffle court, les jambes tremblotantes.
On entend son pas qui se traîne sur le sol de la gare, mais il n’en a cure : il est tout simplement parvenu à un peu plus de tranquillité.
Traversant la gare d’un pas vif, agité, presque courant, le jeune homme au blouson de cuir noir qui vient d’entrer stagne brutalement devant le grand panneau d’affichage devant lequel tout le monde est scotché, les yeux rivés aux affichages agressifs orange, comme si leurs trains n’allaient jamais s’afficher. Il a les yeux qui s’éclairent quand il la voit enfin.
On est en période de grève à la SNCF. Les gares sont bondées, les gens sont fatigués, leurs visages sont étirés par l’attente et le souci d’arriver le plus tôt possible à leur destination. Lucile est bloquée à Nice depuis quatre heures, et son train n’est toujours pas affiché.
Un minois s’éclaire dans la foule des gens exaspérés, elle vient d’apercevoir une personne qui aura éclairé sa journée, dans ce tourbillon sans fin de perturbations.
Elle est pendue au téléphone, la main joue dans les cheveux et elle attend que sa mère décroche. Elle a raté sa correspondance, et elle vient de Marseille. Elle s’énerverait bien un petit coup ici, en plein milieu de la gare, et irait voir un agent, au guichet, pour passer toute sa colère sur lui, mais elle se contente de rester là, le portable collé à l’oreille.
Ca y est, tout le monde se précipite presque vers les escaliers, passant aux bornes jaunes clairement identifiables pour composter son billet. Comme un seul homme, plusieurs dizaines de personnes font la queue pour rentrer dans le train, s’installent tant bien que mal, range qui ses sacs, qui son manteau, qui sermonne ses enfants trop bruyants…Déjà confortablement assise, Emilia sourit en voyant le remue-ménage que font trois enfants surexcités, et la peine qu’a leur mère à les calmer.
La gare devient sombre, il fait nuit dehors…Elle dormira encore dans le train, elle aura encore le visage chiffonné lorsqu’elle descendra.