Ma petite boulangère
Publié : ven. juil. 09, 2010 11:59 pm
Holà là-dedans,
Évidemment, en venant écrire ici, je triche. Je triche parce-que je viens vous embêter avec une mésaventure d'une légèreté franchement désuète, face aux récits parfois terribles de cruelle désillusion, de violence ou d'amertume, parfois si naïfs et touchants de retour à l'innocence de se sentir simplement aimé pour ce qu'on est, et pas pour le masque qu'on enfile le matin, face à tous ces récits douloureux ou euphoriques que vous autres venez exposer ici.
Vous parlez de vos sorties du placard à votre père, à votre frère, parfois à votre enfant. Je viens vous parler de ma petite boulangère. Vous concèderez que je joue dans une autre cours que la plupart d'entre vous.
Il se trouve que je l'aime bien, ma petite boulangère. Et qu'elle m'aime bien aussi. Elle a remarqué, c'est un peu son fonds de commerce de remarquer ce genre de choses aussi, que c'est toujours le Mardi que je passe. Et oui, j'ai cours au Louvre le soir, je pars tôt du travail mais je n'ai pas envie d'avoir trop faim en me faisant conter les « idées de jaune et de rouge » de Raphaël, donc il faut bien avaler une saleté histoire de caler une dent creuse pendant les conférences : le ventre hurlant de famine, on apprécie moins la précision chirurgicale du coup de pinceau du Caravage, c'est un fait.
Et tous les mardis, elle m'accueille, ma petite boulangère. Et j'aime bien ça, à vrai dire. Je crois d'ailleurs que c'est un peu tout ce qui sauve notre très frêle interaction commerciale, à elle et moi. Parce-que ses quiches au fromage et ses cookies, ils ne m'ont franchement jamais trop laissé un souvenir impérissable en me flattant affectueusement le palais. Trop cuit, trop sec : jamais vraiment de cette tendresse généreuse du beurre et de la farine pour couler en bouche, agrémentée de la signature piquée et forte du chèvre, douce et sucrée du chocolat. Non, décidément, j'ai le geste plus sûr quand c'est moi qui m'y colle dans mon petit chez moi. Mais c'est pas ça qui compte : elle m'accueille, elle me sourit, elle m'aime bien (accessoirement elle tient la seule boulangerie à proximité immédiate du travail) ; c'est bien pour ça que j'y reviens, chez ma petite boulangère.
Oh, elle est pas très jolie, hein. Et puis plus toute jeune non plus. Comme ça, à froid, je pense pouvoir dire sans me tromper qu'elle n'a jamais représenté ce qu'on pourrait appeler « un rêve de jeune homme ». Mais si on devait l'aimer ça ne serait pas pour ça, non. C'est qu'elle dégage autre chose, ma petite boulangère. Un mélange compliqué d'énergie, de fraîcheur, de sourire et de gentillesse. Pour sûr que si elle est maman, ses petits ont été choyés et couverts de bisous. Elle les a peut-être fait chier lorsqu'ils lui ont réclamé 15 balles pour sortir le samedi soir à 14 ans ; mais elle leur a donné de l'amour, ça c'est certain. Elle est comme ça.
Hélas, depuis quelques semaines déjà, voulant je crois marquer d'encore un peu de plus de simplicité et de sympathie notre petit rendez-vous hebdomadaire, elle me tanne sur « madame ». J'ai eu la mégarde de lui sortir, un soir où elle voulait à tout prix me refourguer une grosse part de tarte normande en plus, histoire d'avoir « la formule à 5 €uros 50, c'est à peine plus cher que le sandwich tout seul ! », que non, décidément il fallait quand même que je me surveille, parce-que bon, je vivais pas seul, j'avais une moitié, mine de rien.
Et donc depuis, elle me tanne avec « madame ». Elle est un peu concon, ma petite boulangère, quand même. J'ai une boucle d'oreille assez visible à l'oreille droite, je porte souvent une bague à l'index, voire en plus une autre au pouce, et puis par moment j'ai carrément l'air d'une petite fiotte. Mais elle s'en fiche : « madame voudra-t-elle bien que je vous propose un dessert ? », avec un petit sourire. Allez, je lui pardonne à ma petite boulangère. Elle fait ça pour être sympa.
Sauf que, ben un jour, j'en ai eu marre.
- Bonjour, comment ça va ?
- Bien, merci, et vous ? Je voudrais une tarte aux poireaux et un cannelé s'il vous plait.
- Oh, moi ça va toujours. Le boulot, pas trop dur en ce moment ? [on a du temps devant nous, y'a personne]
- Bof, c'est plus chiant que prenant ces temps-ci. Mais bon, je me plains pas.
- Et madame, elle va bien ?
- … Mais ça se voit si peu que ça que ch'uis pédé ?
- […]
- Ben c'est pas grave, vous savez, hein. Combien je vous dois ?
- Euuuh... 4 euros 70.
- Tenez.
- […]
- … c'est si grave que ça ?..
- Oh, non, non ! Pas du tout ! C'est votre vie.
- Bon, ben.. au revoir.
Et depuis, rien. Plus de « madâââme ? » évidemment. Mais plus rien du tout. Boulot ? Moral ? La vie, tout ça ? Elle s'en fout. C'est à peine si elle me sourit. Alors qu'avant j'étais son petit client préféré. Elle est plus là, ma petite boulangère d'avant. Celle qui m'accueillait, celle qui m'offrait parfois gratos l'un de ses petits cookies par bien trop secs pour être vraiment bons (mais c'était tellement adorable quand même). Non, décidément, j'entrerais pour la première fois chez elle, je pense qu'avec son bagou et sa fraicheur naturels, elle me ferait un meilleur accueil.
Ben ça m'emmerde.
Personne n'est mort, j'ai un toit où dormir, ce ne sont que 5 minutes hebdomadaires d'interaction humaine (sur toile de fond d'intéressement financier, en plus !) qui partent aux chiottes, autrement dit peu de choses.
Mais mine de rien moi ça me navre un peu. Je l'aimais bien, ma petite boulangère.
Évidemment, en venant écrire ici, je triche. Je triche parce-que je viens vous embêter avec une mésaventure d'une légèreté franchement désuète, face aux récits parfois terribles de cruelle désillusion, de violence ou d'amertume, parfois si naïfs et touchants de retour à l'innocence de se sentir simplement aimé pour ce qu'on est, et pas pour le masque qu'on enfile le matin, face à tous ces récits douloureux ou euphoriques que vous autres venez exposer ici.
Vous parlez de vos sorties du placard à votre père, à votre frère, parfois à votre enfant. Je viens vous parler de ma petite boulangère. Vous concèderez que je joue dans une autre cours que la plupart d'entre vous.
Il se trouve que je l'aime bien, ma petite boulangère. Et qu'elle m'aime bien aussi. Elle a remarqué, c'est un peu son fonds de commerce de remarquer ce genre de choses aussi, que c'est toujours le Mardi que je passe. Et oui, j'ai cours au Louvre le soir, je pars tôt du travail mais je n'ai pas envie d'avoir trop faim en me faisant conter les « idées de jaune et de rouge » de Raphaël, donc il faut bien avaler une saleté histoire de caler une dent creuse pendant les conférences : le ventre hurlant de famine, on apprécie moins la précision chirurgicale du coup de pinceau du Caravage, c'est un fait.
Et tous les mardis, elle m'accueille, ma petite boulangère. Et j'aime bien ça, à vrai dire. Je crois d'ailleurs que c'est un peu tout ce qui sauve notre très frêle interaction commerciale, à elle et moi. Parce-que ses quiches au fromage et ses cookies, ils ne m'ont franchement jamais trop laissé un souvenir impérissable en me flattant affectueusement le palais. Trop cuit, trop sec : jamais vraiment de cette tendresse généreuse du beurre et de la farine pour couler en bouche, agrémentée de la signature piquée et forte du chèvre, douce et sucrée du chocolat. Non, décidément, j'ai le geste plus sûr quand c'est moi qui m'y colle dans mon petit chez moi. Mais c'est pas ça qui compte : elle m'accueille, elle me sourit, elle m'aime bien (accessoirement elle tient la seule boulangerie à proximité immédiate du travail) ; c'est bien pour ça que j'y reviens, chez ma petite boulangère.
Oh, elle est pas très jolie, hein. Et puis plus toute jeune non plus. Comme ça, à froid, je pense pouvoir dire sans me tromper qu'elle n'a jamais représenté ce qu'on pourrait appeler « un rêve de jeune homme ». Mais si on devait l'aimer ça ne serait pas pour ça, non. C'est qu'elle dégage autre chose, ma petite boulangère. Un mélange compliqué d'énergie, de fraîcheur, de sourire et de gentillesse. Pour sûr que si elle est maman, ses petits ont été choyés et couverts de bisous. Elle les a peut-être fait chier lorsqu'ils lui ont réclamé 15 balles pour sortir le samedi soir à 14 ans ; mais elle leur a donné de l'amour, ça c'est certain. Elle est comme ça.
Hélas, depuis quelques semaines déjà, voulant je crois marquer d'encore un peu de plus de simplicité et de sympathie notre petit rendez-vous hebdomadaire, elle me tanne sur « madame ». J'ai eu la mégarde de lui sortir, un soir où elle voulait à tout prix me refourguer une grosse part de tarte normande en plus, histoire d'avoir « la formule à 5 €uros 50, c'est à peine plus cher que le sandwich tout seul ! », que non, décidément il fallait quand même que je me surveille, parce-que bon, je vivais pas seul, j'avais une moitié, mine de rien.
Et donc depuis, elle me tanne avec « madame ». Elle est un peu concon, ma petite boulangère, quand même. J'ai une boucle d'oreille assez visible à l'oreille droite, je porte souvent une bague à l'index, voire en plus une autre au pouce, et puis par moment j'ai carrément l'air d'une petite fiotte. Mais elle s'en fiche : « madame voudra-t-elle bien que je vous propose un dessert ? », avec un petit sourire. Allez, je lui pardonne à ma petite boulangère. Elle fait ça pour être sympa.
Sauf que, ben un jour, j'en ai eu marre.
- Bonjour, comment ça va ?
- Bien, merci, et vous ? Je voudrais une tarte aux poireaux et un cannelé s'il vous plait.
- Oh, moi ça va toujours. Le boulot, pas trop dur en ce moment ? [on a du temps devant nous, y'a personne]
- Bof, c'est plus chiant que prenant ces temps-ci. Mais bon, je me plains pas.
- Et madame, elle va bien ?
- … Mais ça se voit si peu que ça que ch'uis pédé ?
- […]
- Ben c'est pas grave, vous savez, hein. Combien je vous dois ?
- Euuuh... 4 euros 70.
- Tenez.
- […]
- … c'est si grave que ça ?..
- Oh, non, non ! Pas du tout ! C'est votre vie.
- Bon, ben.. au revoir.
Et depuis, rien. Plus de « madâââme ? » évidemment. Mais plus rien du tout. Boulot ? Moral ? La vie, tout ça ? Elle s'en fout. C'est à peine si elle me sourit. Alors qu'avant j'étais son petit client préféré. Elle est plus là, ma petite boulangère d'avant. Celle qui m'accueillait, celle qui m'offrait parfois gratos l'un de ses petits cookies par bien trop secs pour être vraiment bons (mais c'était tellement adorable quand même). Non, décidément, j'entrerais pour la première fois chez elle, je pense qu'avec son bagou et sa fraicheur naturels, elle me ferait un meilleur accueil.
Ben ça m'emmerde.
Personne n'est mort, j'ai un toit où dormir, ce ne sont que 5 minutes hebdomadaires d'interaction humaine (sur toile de fond d'intéressement financier, en plus !) qui partent aux chiottes, autrement dit peu de choses.
Mais mine de rien moi ça me navre un peu. Je l'aimais bien, ma petite boulangère.