Mon père, c’est quelqu’un de bien. Il n’a jamais fait d’études mais il a toujours su se débrouiller dans la vie : il a exercé plus d’une dizaine d’emploi totalement différents dans sa vie, de manutentionnaire à cadre supérieur en passant par patron de sa propre boîte de cordonnerie. L’adaptabilité est une qualité qui caractérise mes deux parents.
Mon père est tombé amoureux de ma mère dès qu’il la rencontrée et il a dû ramer comme un fou pour qu’elle succombe à son tour. Ils étaient tous les deux en instance de divorce, ils avaient tous les deux des enfants et plein de problèmes dans leur vie. Mon père a finalement réussi à sortir avec ma mère, après moultes péripéties qui nous ont laissés scotchés, mon frère et moi, quand on les a apprises. Ils étaient tous les deux fous, et pas forcément dans le bon sens du terme. Mais enfin l’amour surmonte tout, apparemment : la pauvreté, les ex, le mal-être, la distance, la belle-famille…
Peu après qu’ils se soient mis ensemble, mes parents ont quitté Paris : mutation. Dans mes jeunes années, je voyais peu mon père, il partait tôt et revenait tard. Il avait donc le rôle du méchant : ma mère lui racontait nos conneries et il nous criait dessus (donc en gros on se faisait engueuler une fois par ma mère et une fois par mon père pour la même bêtise

Le week end, quand on n’allait pas en famille dans les éternels vide-grenier, mon père bricolait. Et il avait souvent besoin de nous. Le problème, c’est que mon père est un vrai tyran quand il bricole : il hurle, il lance ses outils, il insulte le monde entier, bref, c’est assez impressionnant mais on s’y fait vite. Mon frère, petit branleur de son état, prenait un malin plaisir à le provoquer encore plus dans ces cas-là, ce qui n’était pas la chose à faire.

D’un autre côté, cet aspect manuel lui permettait de nous prouver son amour à sa façon : il fabriquait des choses pour nous, il nous apprenait à réparer nos vélos. Je crois que le temps qu’il passait avec nous dans ces moments-là était très important pour lui, ça lui permettait de déculpabiliser de ne pas être très présent le reste du temps. On ne parlait de rien d’important (« Passe-moi la clé à pipe de 12. J’ai dit clé à pipe, tu sais pas ce que c’est qu’une clé à pipe ? »), mais au moins on était ensemble. Et ça m’a permis d’apprendre à me servir de mes mains pour autre chose que… euh, écrire.

Autre moment pendant lequel nous étions ensemble : quand on allait aux escargots ou aux champignons. Là encore on ne discutait pas, mais on profitait de la présence de l’autre, mon frère et moi étions fiers de lui montrer nos trouvailles, il nous disait de faire du bruit pour effrayer les vipères et nous parlait de celles qu’il avait attrapées quand il avait notre âge.
Une fois, alors qu’on vivait en Normandie, il dut aller à L’Isle-Adam, en région parisienne, pour le travail. C’était ma ville natale, mais j’y avais vécu à peine un mois, donc évidemment je n’en avais pas le moindre souvenir. Il m’avait proposé en blaguant de venir avec lui (sachant qu’il partait à 4h ou 5h du matin). A sa grande surprise, j’avais accepté. Il était venu me réveiller avant l’aube, hilare quand il avait remarqué que j’avais dormi tout habillé pour ne pas le retarder. On avait passé la journée sur la route, tous les deux, il m’avait montré « ma » ville (où il n’y avait rien à voir mais bon), nous avions mangé au restaurant où il emmenait ma mère, puis sur le chemin du retour il était passé par Chartres, sa ville natale. J’étais complètement crevé au retour, mais content.
Mon père et moi n’avions que peu de point commun : je lisais, il bricolait. Je donnais quelques cours à domicile à un âge où il charriait déjà des gravats. Notre principal trait commun était notre incapacité à parler de sentiments. Evidemment c’est tout de suite moins pratique… Mais je savais qu’il m’aimait.
Puis est venu l’adolescence. Je n’ai pas vraiment fait de crise, contrairement à mon frère. Je me suis simplement éloigné un peu plus de ma famille, jusqu’à lui devenir quasiment étrangère. Mes parents en souffraient, mais je ne le voyais pas. Et par un jour assez terrible mais salvateur, ça a craqué. J’ai reçu la menace de me faire jeter dehors, parce que j’étais devenu un étranger ingrat, froid et méprisant (ce qui n’a JAMAIS été le cas), ma mère est partie jardiner en larmes, prête à enterrer son fils, et mon père m’a ordonné d’aller lui demander pardon. Je me suis exécuté. C’était la première fois que je pleurais vraiment depuis des années, et je n’arrivais même plus à le faire correctement. Après cette tornade, toute la frustration, toute la déception, tous les sentiments négatifs qu’il y avait de part et d’autres se sont envolés.
C’était il y a trois ans, aux vacances de Noël. Depuis, même si on ne s’est toujours pas dit « je t’aime » (enfin, plus exactement, eux me le disent, moi j’ai du mal), je sais que mes parents sont fiers de moi et ils savent que je leur suis reconnaissant de tout ce qu’ils ont fait pour moi.
Mes relations n’ont donc pas toujours été faciles avec mon père, et encore aujourd’hui elles pourraient être bien plus développées. Mais je ne voudrais pas avoir un autre père, parce que je sais que celui que j’ai fait de son mieux et qu'il se débrouille assez bien, en fin de compte.
