Qu'on y songe : je ne cherche pas plus de bis que les gays ne cherchent de gays ou les lesbiennes des lesbiennes, ou encore les hétéros des hétéros. Mais comme les hétéros, les gays, ou les lesbiennes sont en plus grand nombre, ça ne se voit pas. Il ne viendrait pas à l'esprit à quelqu'un ici de râler en disant à un gay qu'il parle "essentiellement" de choses gays et cherche des gens gays. C'est logique, car si les gens sont sur un site comme et-alors, c'est pour pouvoir aussi faire ça, il me semble, et heureusement qu'ils le peuvent quand ils en ont envie. C'est, en dehors même de toute séduction, le besoin d'un "entre-soi" que rencontre une population souvent discriminée, encore aujourd'hui, à l'extérieur.
Mais quand ce sont des bis qui le font parfois ça agace. Pourquoi ? C'est la question que je me pose. Il semble parfois que rien que le mot "bi" ou "pan" agace. Je crois que le problème vient du fait que les gens ne sont pas du tout habitués à ce que la bisexualité soit complètement visible, y compris sur un forum LGBT. Quand elle l'est on la rappelle à l'ordre : qu'elle soit plus discrète ! Qu'elle n'en fasse pas trop, quand même ! Comme si les lesbiennes et les gays, eux, se gênaient pour faire des blagues lesbiennes et gaies ou rechercher joyeusement des gens de même orientation qu'eux... Je n'ai pas l'impression que ce soit illégitime. Et que le mot "bi" revienne dans mes posts ne signifie pas pour autant que ce soit la seule dimension de mon identité. Simplement, que la question de la (ma) sexualité me taraude suffisamment pour que j'aie besoin d'en parler, parce que d'aimer plusieurs genres n'est pas simple pour moi, ne va pas de soi... surtout dans un monde où la plupart des gens se définissent comme monosexuels (homo ou hétéro), et où j'ai tendance à me sentir déphasée, en perpétuel décalage. (Sans parler de polyamour, parce qu'alors là je ne vous raconte pas le décalage. La suspicion que ça inspire.)
Par ailleurs quand j'éprouve le besoin de chercher des bis, ou de parler de bisexualité, ce n'est pas pour faire des private jokes, c'est ma manière à moi de résister face à l'invisibilisation ou à la discrimination que je peux rencontrer à l'extérieur de ce forum. Mais il est évident que j'aurai toujours besoin d'avoir des amis divers, de diverses personnalités et aussi de diverses orientations : mon idéal n'est pas du tout de me retrouver uniquement dans un monde de bis/pans, où la monosexualité aurait disparu... Ce serait un monde pauvre, comme le serait un monde exclusivement hétéro, ou exclusivement homo, exclusivement blanc, exclusivement scientifique, etc.
Voilà, je tenais à revenir sur ces choses. Les appels à être "plus discret" sur la bisexualité, qui plus est dans le cadre d'un forum LGBT, où pour une fois on est censé être "chez soi" et libre de parler de notre sexualité et des difficultés qu'on rencontre, m'inquiètent et m'attristent. Ça ne peut que me rappeler les arguments des hétéros qui veulent bien que l'homosexualité existe "mais à condition que les homos ne s'embrassent pas dans la rue parce que c'est intime" alors qu'eux ne se gênent pas pour le faire. Ou des homos qui sont bien contents que l'homosexualité ne soit plus considérée comme une maladie mentale mais détestent le militantisme, sans se rendre compte que si ce n'est plus une maladie mentale, c'est grâce aux militants de la génération précédente... et qu'ils doivent la plupart de leurs droits à ces mêmes militants qu'ils condamnent. Être militant c'est rendre visible. Sans visibilité pas de droits et pas de bien-être. Il faut bien qu'il y en ait qui le fassent, ce boulot-là, même si c'est un boulot ingrat parce qu'on n'est "pas discret" et qu'on s'expose. (En un sens je suis sûrement militante, et je conçois que ça agace.)
Je dis cela car ces "rappels à l'ordre" provenaient de bis/pans/queer aimant plusieurs genres, essentiellement, et non pas des LG. Alors pourquoi ? Peur d'une visibilité accrue des bis ? Anticipation d'un regard négatif de la part des LG sur nous ? Dans les deux cas, qu'est-ce qui ne fait pas de ces rappels à l'ordre la forme d'une honte de soi, d'une biphobie intériorisée ? Je n'ai pas de réponse toute faite à ces questions, mais je pense qu'il faut qu'on se les pose, ensemble, tout le monde, pas seulement les bis/pans.
Je termine en ouvrant le débat avec ce passage d'une conférence de Bourdieu, "Quelques questions sur la question homosexuelle", au moment où il cite Christine Delphy sur la "discrétion" et puis commente sur la violence symbolique. C'est un passage qui parle des homosexuels, mais je trouve qu'on peu très bien le prendre et l'appliquer exactement aux bis :
Edit : il faut vraiment que j'arrête de procrastiner. Il est 3h29 du matin, normalement je me donne pas le droit de me coucher après minuit, sinon ça compromet la journée du lendemain en termes d'efficacité dans l'étude... Mais j'aime tellement procrastiner "utilement" sur et-alors"La discrétion, c'est être seul-e. C'est mentir, un peu, beaucoup, par action, par omission. Même à ses amis. L'estime de soi ne résiste pas longtemps à ce traitement. Vivre dans la peur, le mensonge, dans la solitude, dans le mépris de soi : voilà ce que nous imposent ces libéraux qui ne demandent que de la discrétion."
Parler de domination ou de violence symbolique, c'est dire que, sauf révolte subversive conduisant à l'inversion des catégories de perception et d'appréciation, le dominé tend à prendre sur lui-même le point de vue du dominant qu'il s'applique, et accepte, contraint et forcé, les catégories de perception droites (straight, qui, comme dans la cosmogonie méditerranéenne, s'oppose à crooked, tordu), pouvant ainsi être conduit à vivre dans la honte son existence, et en particulier l'expérience sexuelle qui, du point de vue des catégories dominantes, le caractérise.
