Voici qui indique clairement que ces questions de dissociation sexe / genre ne concernent pas uniquement l'élite intellectuelle occidentale : une carte du monde des "genres". On voit bien qu'il y a plus que deux genres, et que ce n'est ni nouveau ni une question qui ne concernerait que le monde occidental : http://www.pbs.org/independentlens/two-spirits/map.htmlCharlie a écrit :D'un point de vue de pure abstraction, on peut discuter. Mais à quoi ça avance lorsque ça n'a pas d'ancrage dans le réel. Et si tu as envie de réfléchir sur un modèle qui théorise tous les genres possibles (qu'ils aient ou pas une adéquation dans le monde), grand bien te fasse. Il se trouve que ça, ça ne m'intéresse pas.
(...)
Donc, je ne te dis pas de la fermer, mais d'admettre que dans le monde réel, celui où les gens ont un sexe et sont classés sur ce critère, ce clivage a une importance telle qu'on ne peut sans doute pas envisager d'en faire abstraction.
Donc il ne s'agit pas du tout de jeux de l'esprit, on parle certes de minorités, mais comme le dit Norma Jean, le fait que ce soient des minorités ne signifie pas que ces questions n'aient pas d'importance. S'il fallait attendre que les minoritaires deviennent majoritaires pour les défendre, on tomberait dans une posture dangereuse, non ?
Sans compter que ces "minoritaires" nous révèlent des choses intéressantes sur la manière dont la plupart d'entre nous s'agrippe à une identité genrée binaire.
Que dire d'autre ? Harmodius, je suis en tous points d'accord avec toi (tu vois, finalement, j'ai eu le courage de venir apporter mon grain de sel au débat public). Tu es déjà revenu sur la question des petites et grandes réformes linguistiques, sur le fait que parler cette langue-ci chez soi et cette langue-là au travail et cette langue-turlututu en d'autres circonstances n'est pas nouveau. (Bravo, tu m'as éclairée sur ce que je pensais sans savoir que je le pensais.) Je ne reviendrai donc pas sur ces questions linguistiques. Mais j'aimerais revenir sur d'autres choses.
Le sujet des contes à Egalia tout d'abord. Je vois que beaucoup d'entre vous seraient choqués qu'on mette Cendrillon à l'écart. Très bien. Je voudrais simplement poser quelques questions : est-ce que l'ancienneté d'un récit suffit à lui donner une valeur ? Pourquoi les contes écrits aujourd'hui seraient nécessairement moins "riches" que les contes écrits autrefois ? Est-ce qu'on ne peut pas supposer qu'en ce moment, il est des contes qui s'écrivent qui eux aussi, inspireront de multiples interprétations, et de multiples versions ? Il ne s'agit pas, en mettant Cendrillon à l'écart, de condamner le passé en tant que passé, de rejeter tout ce qui est ancien. Récemment, j'ai relu un conte des mille et une nuits, qui s'appelle Abdallah de la terre et Abdallah de la mer. Abdallah de la terre est un petit pêcheur, et il rencontre le bel Abdallah de la mer qui lui ressemble mais a une queue de poisson. Abdallah de la terre rend visite à son ami dans l'océan, où il devient très populaire grâce à son "joli petit derrière". Malgré une certaine princesse en arrière-plan, je trouve qu'on peut très bien avoir une interprétation de ce conte comme récit homosexuel. Pourtant il est ancien. Qui plus est, il appartient à une tradition dont on suppose qu'elle est plutôt hétérocentrée et sexiste. Je suppose que ce conte serait accueilli à Egalia.
Je voudrais demander à ceux qui sont choqués par la mise à l'écart de Cendrillon : si un conte, extrêmement bien écrit, monument de la littérature, mettait en scène l'oppression des Noirs par les Blancs ou l'esclavage des Noirs sans aucune distance critique à l'intérieur du conte permettant de dénoncer cet esclavage (de même que le conte de Cendrillon ne met aucune distance vis-à-vis de la différence de traitement due aux genres) est-ce que vous le défendriez aussi vivement ? Est-ce que vous ne trouveriez pas qu'on aurait raison de ne pas le laisser en pâture aux enfants ? Etudier Cendrillon comme texte littéraire mettant en scène certaines représentations, soit. Il ne s'agit pas de faire des autodafés ! Mais on sait que les enfants de trois ans n'ont pas encore la maturité pour accorder à telle ou telle représentation une légitimité ou une non légitimité sur la base d'un jugement personnel. Ils n'ont pas encore la distance ironique permettant de jouer avec les représentations ; ils "absorbent".
La hantise de la dictature, ensuite. Certains d'entre vous ont comparé Egalia à un instrument dictatorial. Je trouve cela extrêmement curieux. Comme la différence homme/ femme, la différence Blancs/ Noirs est fondée sur une très légère différence génétique. Il ne s'agit plus de X ou de Y mais de telle ou telle quantité de mélanine. Est-ce que, en raison de cette différence, vous auriez fait partie des personnes qui, avant l'abolition de l'esclavage, trouvaient "extrémiste" qu'on cherche à socialiser les petits Blancs et les petits Noirs exactement de la même manière ? Qu'est-ce qui se rapproche le plus de la dictature : un monde, somme toute assez proche du nôtre, où les cases existent déjà et où il faut y rentrer sous peine d'exclusion sociale et où, même une fois rentrés dedans, le risque de l'exclusion ne disparaît pas, puisqu'il est certaines cases mille fois plus inconfortables que d'autres ? ou un monde où l'on s'efforce, autant qu'il est possible, de laisser les gens construire eux-mêmes leur figure à géométrie variable de pelouse identitaire ?
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Pour ceux qui veulent aller plus loin et lire comment on a utilisé la biologie pour justifier la colonisation et le mépris des femmes, il y a ce livre d'Elsa Dorlin, une philosophe que j'aime beaucoup : http://livre.fnac.com/a2750742/Elsa-Dor ... de-la-race
Il n'y a pas LA Science, il y a des sciences, qui ont une histoire d'institution des faits. Autrement dit, les faits sont toujours plus ou moins construits pour épouser des paradigmes préexistants : le "fait pur" qui serait déjà présent dans la nature et attendrait d'être découvert, comme la princesse attend que son prince charmant la découvre, n'existe pas. Si ça vous intéresse de lire à ce sujet, il y a Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, du sociologue des sciences Bruno Latour. Ou bien La Structure des révolutions scientifiques de Thomas Kuhn.
Ce qui est sûr, c'est que les mécanismes psychologiques de défiance à l'égard du changement rendent très difficile de sortir d'un système de valeurs ancien

Mais regardons les choses de plus près sur cette histoire de dictature. Visiblement, à Egalia, il ne s'agit pas de punir les petits garçons qui s'affirment, ni de réprimer les petites filles si elles sont trop douces. Il ne s'agit pas de forcer les enfants à adopter telle ou telle identité. Il s'agit au contraire de leur laisser un champ de possibles plus vaste. En quoi est-ce un mal ? Tant qu'il n'y a ni répression, ni torture, tant que personne n'est forcé à rien, la comparaison avec la dictature ne tient pas. Egalia ne prétend pas non plus annuler toutes les discriminations. Personne ne prétend faire ça. On sait bien que le monde continuera toujours à être injuste et inégalitaire. Est-ce une raison pour ne plus rien essayer pour diminuer un tant soit peu quelques inégalités criantes, ici ou là ? Personne n'espère que "du jour au lendemain" tout change. Il s'agit de projets imparfaits, incomplets mais quel projet ne l'est pas ? Vaut-il mieux ne jamais rien tenter ? Si les femmes n'avaient pas eu les couilles de réclamer le droit de vote, elles ne l'auraient pas obtenu. Si personne ne bouge, rien ne bouge.
Je peux vous dire que, petite, j'aurais aimé qu'on me laisse grimper aux arbres et qu'on m'apprenne à dire non, pas seulement à "être gentille" à "parler doucement", et à "être mignonne". J'aurais bien aimé apprendre la lutte. Je connais aussi un paquet d'hommes qui regrettent de ne pas avoir appris à exprimer ce qu'ils ressentent. Il est toujours beaucoup plus compliqué d'apprendre ces choses-là sur le tard, elles vont de moins en moins de soi. L'enfance est plastique, et c'est pendant l'enfance que la plupart des rôles genrés s'enracinent. L'idée de la maternelle Egalia, je la trouve chouette parce qu'elle casse un certain nombre de certitudes auxquelles on tient, mais dont on n'est vraiment pas sûrs d'avoir besoin ! Et pour ceux qui auraient besoin de ces certitudes millénaires pour se construire, pas d'inquiétudes à avoir : elles ne risquent vraiment pas de disparaître de la surface de la Terre. Il suffit pour s'en persuader de voir le nombre de réactions conservatrices que suscite la mention du projet Egalia sur un site représentant une fraction de la population que l'on suppose plus ouverte que les autres sur les questions identitaires de genre.
Je vous laisse finalement avec ce document qui parle d'un autre projet "brave girls & tender boys", toujours en Scandinavie. Il ne s'agit pas là non plus d'assigner des identités mais de développer de nouvelles capacités (sans faire disparaître les anciennes) pour construire des adultes plus complets. Vous ne trouvez pas que c'est une avancée, si, un peu grâce à l'école mais pas seulement, les enfants sortent en sachant un tout petit peu mieux s'affirmer, s'assumer, être courageux ET exprimer leurs émotions indépendamment du genre ?
http://docs.google.com/viewer?a=v&pid=e ... LT4q&hl=en
Ce qui m'a marquée, c'est le passage où ils enregistrent ce qu'on dit aux filles et aux garçons, en quantité. Ils s'aperçoivent que dans la plupart des cas, 80 % des mots que disent les enseignants de maternelle sont adressés aux filles ; on parle beaucoup moins aux garçons, et quand on leur parle, c'est plus souvent pour leur donner des ordres. Pas étonnant, plus tard, que beaucoup d'hommes ne parviennent pas à exprimer ce qu'ils ressentent sans avoir l'impression de s'exposer de manière dangereuse.
Ah béh ma p'tite dame, je sens que ces mots vont m'attirer des foudres. Je crains pour ma vie... Je parie que je vais me faire traiter de radicale, d'extrémiste... allez je pare à l'attaque, je suis prête à tout ! Lâchez vos chiens


