Hier solidaires, désormais concurrents

Débats Gay et Lesbien
tiga31
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Hier solidaires, désormais concurrents

Message par tiga31 »

Je n'ai pas l'habitude de reproduire les articles de presse mais là je le trouve intéresant et pertinent. Je le soummet à votre jugement acéré ^^.

Extrait de l'article "Hier solidaires, désormais concurrents" par Danièle Linhart dans le "Monde diplomatique" de Mars 2006

Danièle Linhart est sociologue, directrice de recherche au CNRS, enseignante à Paris X (Nanterre). A dirigé, avec Aimée Moutet, le travail nous est compté : La construction des normes temporelles du travail, ed. La découverte Paris 2005

Tout le monde a fait l'expérience de démarcheurs téléphoniques appelant à la maison, souvent le soir. Lorsqu'ils font du prospect, les téléopérateurs ou opératrices désignent les personnes par leur nom et se nomment eux-mêmes sur un mode convivial. La conversation s'engage ainsi de façon personnalisé et se conclura par "N'hésitez pas à me rappeler, je vous répondrai personnellement, puisque je m'occupe de votre dossier". Mais tout le monde ne sait pas que la consigne imposé sur le plateau est de se présenter sous un faux nom et prénom, le même pour tous. La raison n'est pas seulement pour dissimuler des éventuels patronymes à consonance par trop étrangère, mais de faire croire au client qu'il bénéficie d'un suivi personnalisé, alors qu'il passe indifféremment d'un opérateur à l'autre grâce aux données entrées dans l'ordinateur à chaque interaction ; ces données immédiatement accessibles permettent à chaque téléopérateur de prétendre se souvenir de son interlocuteur.
Au nom de la satisfaction du client, les salariés ont ainsi entraînés à adopter des comportements où se mêlent mensonge (y compris sur l'identité), intrusion dans la vie privée, parfois harcèlement, et conseils contre-indiqués (lorsqu'ils s'acharnent à placer des services et produits de toute évidence inadaptés). Pris dans un carcan de contraintes tayloriennes – avec des objectifs très précis à réaliser au cours d'un nombre imposé de communications par heure ou par jour et qui se déroulent selon un script bien prescrit -, ils oublient qu'ils ont affaire à des personnes et pas seulement à des objectifs de vente. Comme ils oublient qu'ils sont eux même des personnes. Ils deviennent, comme l'écrit José Caldéron, "des robots de séduction" (dans "L'implication quotidienne dans un centre d'appels : les nouvelles initiatives éducatives" dans Travailler n°15 2005)
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Maillon faible et bouc émissaire
Certes, dans le passé également, les relations de travail pouvaient s'établir autour de la haine, mais celles-ci s'exerçaient à l'égard de la hiérarchie, des directions. Ce qui est nouveau dans ce "travail moderne" –souvent les premiers petits boulots des jeunes-, c'est que l'agressivité est reportée sur les pairs (les collègues) et sur les personnes extérieures (clients), aux dépends desquels on doit faire ses preuves et mériter ses primes, ses promotions ou plus simplement le maintient de sa place dans l'entreprise.
De même qu'en internet on reporte le poids des difficultés organisationnelles sur le maillon le plus faible, on reporte sur l'extérieur, le client, en l'occurrence, toutes les frustrations liées aux contraintes du travail. Celui-ci devient un bouc émissaire. Le phénomène est orchestré par le management, qui cherche à se mettre ainsi à l'abri de toute contestation de la part des salariés en externalisant les tensions.
S'insérer dans la société non sur la base du respect d'autrui et de ses droits mais en considérant l'autre comme source de son malheur ou de ses ennuis n'est guère propice à l'adoption de comportement civique. Il ne faut pas minimiser les effets d'une telle logique de socialisation du travail sur les salariés, et en premier lieu les jeunes qui ont, de ce fait, une expérience de rapport aux autres si particulière. Et pour cela, il faut comprendre ce qui a changé.

Pendant les "trente glorieuses" d'après guerre, les conditions de l'insertion sociale (ou, sous un autre angle, celles de l'arrivée au travail) résultaient d'un compromis fondé sur l'existence d'une classe ouvrière capable de mobiliser grâce à ses organisations syndicales puissantes et aptes à obtenir d'importantes concessions patronales. Inscrite dans la stabilité de l'emploi, cette classe ouvrière a élaboré et exprimé ses valeurs au sein de collectifs de travailleurs, à distance de l'emprise de matérielle et idéologique de l'entreprise : solidarité et entre-aide définissant un quant-à-soi et un projet collectif, résistant face à l'autorité unilatérale de l'employeur conférant à ses ouvriers un statut d'acteurs collectifs de leur destin. Sur la trame d'une chaîne de contraintes particulièrement serrée, les travailleurs étaient parvenus à construire une indépendance que l'on peut qualifier de citoyenne dans l'entreprise comme dans la société.
Une partie de leur force résidait aussi dans le rempart qu'ils avaient réussi à élever entre leur vie au travail et leur vie privée.
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Une adhésion non négociable
Dans la nouvelle phase du capitalisme baptisée "modernisation", il n'en va plus ainsi. Décrétée obsolète et archaïque, la notion de controverse, de conflictualité. Evincée, l'idée de projet collectif, de valeurs communes alternatives. Traquées, la posture critique et distanciée, la recherche d'indépendance et de liberté. Disqualifiées, les pratiques de solidarité et d'entraide. S'y subsiste l'individualisation et la mise en concurrence, la disponibilité et la mobilité, la remise en question permanente de compétences, et l'obligation sans cesse de faire ses preuves. Ces nouvelles règles du jeu du marché du travail, qui supposent que chacun soit, à tout moment, "au maximum de sa forme", excluent d'emblée une partie de la population et des salariés. Il suffit de voir les problèmes qu'ont à affronter les séniors à partir de 55 ans, voire 52 ans, toujours soupçonnés d'être sur le déclin. Au nom de quoi le mouvement des entreprises de France (Medef) et trois syndicats ont inventé des contrats à durée déterminé spécifiques pour les séniors.
Pour ceux qui parviennent à satisfaire aux exigences du management se pose néanmoins la question du sens de la qualité de la socialisation. Afin de gagner leur place dans l'entreprise, les salariés doivent, en effet, se transformer en militants inconditionnels de la cause. Toute prise de distance est considérée comme un manque de loyauté. Un consentement sans faille est désormais requis. Une adhésion non négociable.
Extirpés de ses collectifs, saisi dans une relation purement individuelle à sa hiérarchie et à son entreprise, projeté dans une relation de concurrence avec ses pairs, et sans garantie de stabilité, le salarié "moderne" est un salarié vulnérable, sans défense, privé de sa capacité d'action et de valeur alternative. Il est en quelque sorte offert à la stratégie managériale. Qui peut alors se déployer sans grande opposition, tout en mettant en péril nombre de dimensions de l'expérience de vie en commun dans et hors de l'entreprise.
Pour avoir sa place dans le monde du travail moderne, il faut donc accepter (et pouvoir) se couler dans le moule de la pensée moderne à partir des modes standards de raisonnements de l'entreprise, de sa philosophie, de sa culture. Non sans effets sur la qualité de la socialisation. Au travail, on apprend ainsi le conformisme, le renoncement à tout esprit de controverse, ou de mise en débat, à toute distance critique. On assimile la nécessité impérieuse d'un engagement à fond pour une cause imposée de l'extérieur.
Pour tout salarié, l'autre - qu'il soit collègue, supérieur hiérarchique, usager ou client – devient un obstacle à la réalisation de sa mission, qui rajoute une tension supplémentaire à des conditions de travail déjà difficiles, ou un obstacle à une éventuelle promotion. Que sont prêts à faire les salariés pour garder leur emploi ou en obtenir un ?
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Marteler les "valeurs de l'entreprise"
Pour imposer cette idéologie, ce type de relations sociales, les directions d'entreprise se sont lancées dans une véritable bataille identitaire, avec la volonté de rationnaliser, de formater les salariés et d'éradiquer toute velléité d'indépendance.
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La socialisation par le travail devient ainsi une socialisation à la soumission, au conformisme et au renoncement à toute pensée personnelle ; les possibilités d'expérience personnelles ; les possibilités d'expériences collectives à travers l'action et les projets communs s'amenuisent. Il ne reste plus que les termes crus du contrat de travail, qui est un contact juridique de subordination : le temps du salarié appartient à l'employeur qui l'a acheté et peut en faire l'usage le plus rentable de son point de vue. L'expérience de la socialisation risque ainsi de devenir celle de l'acceptation de la dépossession de son temps, l'acceptation de la dépossession de soi, au profit d'une logique que l'on accepter sans possibilité de peser sur elle.
Dans un monde du travail aussi atomisé, où les places sont devenues si rares, les salariés n'ont guère de ressources pour s'opposer à ces pratiques. Surtout pas les jeunes, qui doivent montrer "patte blanche" pour trouver et garder une place. Or, de plus en plus souvent, répondre positivement à cette idéologie implique une attitude peu civique à l'égard des autres. Non seulement au sein de l'entreprise, où il faut apprendre à s'imposer et à accepter l'élimination des collègues, mais aussi à l'égard des clients censés officiellement être rois et qui deviennent en réalité la cible de pratiques professionnels marqués par l'incivilité.
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